Un peu d’histoire
Dans la tradition taoïste, hommes et femmes pratiquaient l’alchimie interne Neidan (內丹[術), depuis des millénaires, pour atteindre la réalisation spirituelle (ou immortalité). Ces traditions monastiques étaient basées sur la méditation et le raffinement des trois trésors (San Bao), pour atteindre le Dao. Le folklore chinois contient de nombreuses légendes de femmes passées à la postérité pour avoir atteint la réalisation spirituelle, et elles sont l’objet de cultes locaux encore aujourd’hui, comme Fun Yunqiao (3ème siècle), Wu Caihuan (4ème siècle), ou Cui Shaoxuan (12ème siècle)…
Des références à des spécificités sur l’alchimie féminine Nüdan (女丹) se retrouvent déjà dans le Daozang Jiyao (Canon Daoïste 道藏輯要 ), dont la première édition remonte au 5ème siècle de notre ère.
L’une des plus célèbres immortelles, Sun Buer, née au 12ème siècle, apparait comme précurseur, mais les pratiques du Nüdan restent secrètes pendant des siècles, transmises uniquement par voie orale. Elles se dévoilent ensuite dans les textes surtout à partir des dynasties Ming et Qing (1644–1912).
Au 17ème et 18ème siècles commencent ainsi à fleurir des livres sur le sujet. Il sont de « connotation divine », et se disent « transmis par des immortelles », Sun Buer notamment, ce qui s’inscrit dans le contexte religieux de l’époque. Toutefois, Ils s’adressent à des femmes laïques, éduquées, et à une pratique domestique et non plus seulement monastique.
Au 19ème siècle, les textes de Nüdan s’enrichissent de code moral et d’instructions sur le comportement des femmes, notamment la notion de chasteté, qui devient plus importante à l’époque.
Au 20ème siècle, les textes continuent à être réédités mais l’aspect transcendant en est gommé, ce qui s’explique par le contexte politique.
A partir des années 80, les textes sont reliés à un contexte scientifique et médical, avec une orientation sur la santé des femmes et non plus leur développement spirituel.
On est ainsi passé du Nüdan au Qi Gong de la femme contemporain.
Nüdan : l’alchimie interne au féminin
Elle a bien sûr de nombreux aspects communs avec son pendant masculin, mais elle a aussi développé ses propres particularités. Dans les pratiques de Neidan masculines, les trois étapes du raffinement spirituel sont la transformation du Jing en Qi, du Qi en Shen puis du Shen en vacuité.
Dans le Nüdan, la première étape est différente, car il s’agit alors de transformer le sang Xue en Qi. Les autres étapes sont similaires. Le sang évoqué ici fait référence au sang menstruel, première cause de perte d’essence vitale chez les femmes (alors qu’il s’agit du sperme chez les hommes). La femme doit chercher alors à arrêter les menstruations (« Couper le dragon rouge » ( 斬赤龍 zhan chilong). Les pratiques principales sont des respirations spécifiques, l’attention au Dan Tian médian (zone de Danzhong entre les seins), et les auto-massages des seins. L’équivalent chez les hommes étant la pratique de la rétention séminale (la « maîtrise du tigre blanc »).
Yin ou Yang ?
Explorons cet extrait du Nüdan hebian (女丹合編, compilation de textes sur le Nüdan), publiés par He Longxiang, en 1906.
« Comme l’homme est yang et le yang est pur, la femme est yin et le yin est impur. La nature de l’homme est le dur alors que celle de la femme est le doux. Les sentiments de l’homme sont excitables alors que ceux de la femme sont tranquilles. Les pensées de l’homme sont mélangées alors que celles de la femme sont pures. L’homme est fondamentalement en mouvement, et le mouvement facilite la perte de Qi, la femme est fondamentalement calme et le calme favorise l’accumulation du Qi. L’homme est associé au trigramme Li (le feu), et comme le soleil, il peut faire son circuit céleste en un an. La femme est associée au trigramme Kan (l’eau), et comme la lune, elle peut compléter le circuit céleste en un mois. Pour l’homme, le Qi est difficile à dompter, alors que cela est facile pour la femme… ».
Ainsi, La constitution des femmes est yang à l’intérieur et yin à l’extérieur, alors que les hommes sont yang à l’extérieur et yin à l’intérieur. Ceci est représenté dans le trigramme qui représente le féminin : Kan (坎 l’Eau), symbolisé par un trait yang entouré de deux traits yin. Il représente aussi la lune, le rouge et le sang. La Lune était traditionnellement le symbole du Yin suprême. Et la pratique d’alchimie interne au féminin était nommée « raffiner la forme à travers le suprême yin » (太陰煉形 taiyin lianxing ) et associée à la Lune, dont le cycle est associé aux menstruations.
Le mouvement énergétique chez l’homme et la femme
« La fondation de l’homme est convexe, celle de la femme est concave et son organe concave est appelé le palais de l’enfant (zigong) » Nüdan hebian
Ainsi le mouvement énergétique est de nature centrifuge chez l’homme, du centre vers l’extérieur, alors qu’il est centripète chez la femme. La nature féminine est réceptrice par essence, et son énergie va donc naturellement de l’extérieur vers le centre. Cette force d’attraction permet aux femmes un plus haut degré de sensibilité à ce qui les entoure et d’intuition. Elles sont plus facilement capables d’absorber le Qi et les informations qu’il véhicule.
Les femmes et le sang
Que ce soit dans les textes alchimiques ou médicaux, le sang est à la base de l’énergie chez la femme. De part leur nature yin, les femmes ont tendance à souffrir de congestion et de blocage, notamment de la circulation du sang. Pour la médecine chinoise, l’objectif sera de promouvoir et de faire circuler le sang, notamment par la régulation des menstruations. Pour l’alchimie, il s’agira de transformer le sang en une substance plus éthérée et raffinée (Qi). Soutenir la transformation spirituelle implique donc de ne pas « perdre de sang », par les menstruations, et va donc à l’encontre des capacités de reproduction. D’où la pratique de « couper le dragon rouge » en arrêtant les règles.
Le coeur-esprit Xin et les émotions
Ecoutons Sun Simiao (581 – 682), médecin et alchimiste, nous parler des émotions féminines :
« Les désirs et les besoins des femmes excèdent ceux des hommes, et elles contractent la maladie deux fois plus souvent…Elles s’imprègnent de passion, amour, haine, envie, jalousie, inquiétude, qui se logent profondément en elles. Ne pouvant contrôler elles-mêmes leurs émotions, les racines de leurs maladies sont profondes et difficiles à traiter… ».
Les femmes sont ainsi gouvernées par leurs émotions et les excès de celles-ci peuvent les épuiser. Les émotions sont reliées au cœur-esprit Xin. En médecine chinoise traditionnelle, Xin est aussi le lieu de production du sang. La première étape de la pratique est donc traditionnellement de pacifier le cœur et les émotions, notamment par la méditation.
Pertes d’énergie
Notre essence vitale, Jing pour les hommes, Xue pour les femmes, est à la base de notre constitution. C’est en quelque sorte notre « carburant » qui va nous permettre de générer de l’énergie. Les pratiques daoïstes vont tendre à la préserver et la renforcer. Il est donc primordial de comprendre comment les femmes perdent leur énergie, afin d’apprendre à la préserver. Si les hommes vont perdre leur Jing via le Dan tian inférieur lié à la sexualité, les femmes vont le perdre essentiellement par la poitrine, (Dan tian médian), relié au cœur et aux émotions.
Les principes du Qi Gong de la femme
Les premiers temps de la pratique restent similaires au Qi Gong pour les hommes : renforcer l’énergie de base et trouver l’ancrage (posture juste et alignement des structures, recherche du relâchement, renforcement musculaire), mais les femmes doivent développer certains aspects spécifiques :
Les points de focalisation de la pratique
« Pour l’homme, le creuset alchimique est le dantian inférieur, médian et supérieur. Pour la femme c’est l’utérus, le nombril et la zone des seins… » (extrait du Nüdan Hebian).
Ces points d’attention permettent de stimuler la circulation dans les vaisseaux merveilleux Ren mai et Chong mai, qui naissent dans l’utérus et sont très importants pour les femmes.
Les seins
Ils jouaient un rôle primordial dans la transformation alchimique. Si l’objectif aujourd’hui du Qi Gong pour les femmes est le plus souvent la promotion de la santé, la stimulation des seins reste primordiale pour soutenir le système hormonal, renforcer le sang et calmer les émotions.
Le point Dan Zhong
Situé sur le sternum entre les seins, ce 17ème point du vaisseau conception Ren mai, est appelé aussi Qiwu (cavité du Qi) et Xueyuan (origine du sang). Il est toujours utilisé aujourd’hui par les acupuncteurs pour réguler les émotions et nourrir le sang, et stimulé dans les différents Qi gong pour les femmes.
L’utérus, Zigong (palais de l’enfant)
Il est programmé pour enfanter. Dans les pratiques spirituelles, il est utilisé pour enfanter un « embryon immortel ». Promouvoir la circulation du sang et du Qi dans cette zone reste primordial, en évitant que les stagnations et le froid ne s’y installent.
La pacification émotionnelle
Nous avons vu à quel point cela est important pour endiguer les fuites énergétiques chez la femme. Il s’agit d’apprendre à mieux gérer les émotions, non pas en devenant insensible, mais plutôt en apprenant à s’en détacher, par la pratique méditative notamment.
Soutenir le sang
Base de la constitution féminine, il faut apprendre à l’économiser en régulant les pertes menstruelles, mais aussi savoir le nourrir et promouvoir sa libre circulation.
Des Qi gong contemporains, dédiés aux femmes, comme le « Qi gong de la femme » de Liu Ya Fei, suivent aujourd’hui toujours ces préceptes : massage des seins, tonification du Dan zhong, massage autour du nombril et mise en circulation du Qi dans l’utérus.
Des générations de femmes, nonnes, ermites mais aussi laïques ont développé et raffiné ces pratiques au cours des siècles. Suivons leurs pas, dans la gratitude pour ce véritable trésor de connaissances, pour renforcer à notre tour notre santé physique et psychique.
Sources
- « Blood, Tigers, Dragons : the physiology of transcendence for women » . Par Elena Valussi (in : Asian Medicine 4 (2009) 46–85)
- « Female alchemy and paratext. How to read nüdan in a historical context ». Par Elena Valussi
- « Daoist Nei Gong for Women – The Art of the Lotus and the Moon ». Par Roni Edlund & Damo Mitchell.
- « Sun Buer : Early Quanzhen Matriarch and the Beginnings of Female Alchemy » . Par Louis Komjathy. University of San Diego
- « Immortal sisters, secret teachings of taoist women » traduction et édition de Thomas Cleary. Ed. North Atlantic Books.
POUR ALLER PLUS LOIN
Cet article de Maëlla Caro est une introduction à sa prochaine retraite dédiée aux femmes autour de méthodes héritées de la tradition taoïste féminine.